Commençons par poser les bases, puisque certaines organisations de la gauche française semblent avoir le plus grand mal à articuler un positionnement en adéquation avec nos fondamentaux communs.
Samedi 7 octobre, le Hamas, une organisation politico-militaire religieuse intégriste, sexiste, homophobe, raciste et corrompue, qui écrase quotidiennement la population de la bande de Gaza sous son joug, a commis aux côtés d’un nombre encore incertain d’autres acteurs – politiques comme individus – une série de crimes de guerres que personne ne peut moralement approuver, quel que soit le contexte. L’ampleur et le détail de ces crimes visant en grande partie des civil·e·s et parmi elleux des militant·e·s de gauche engagé·e·s contre l’apartheid et la colonisation, ne seront intégralement connus que dans un futur encore distant. Mais nul besoin d’en connaître chaque particularité pour être intimement saisi·e·s, dès à présent, d’un complet dégoût face aux informations recoupées.
N’en déplaise à certain·e·s les faits commis ne sont, dans leur immense majorité, aucunement des actes de guerre ou de résistance. Ce sont des crimes de guerre qui devraient révulser chacun·e d’entre nous. Dans une telle période, il est de notre devoir de le dire et de l’écrire sans la moindre hésitation.
Cette déclaration préliminaire, nécessaire et pleinement assumée étant faite : de quel absolu désespoir ont émergé ces assassins ? Quelles circonstances ont à ce point grévé l’humanité de ces tueurs, pour qu’ils fassent aussi peu de cas des vies de leurs victimes ?
La haine jaillit d’un contexte. Celui-ci, à ce qu’il se trouve, peut être précisément qualifié : colonisation, apartheid, fascisme, intégrisme religieux.
Il ne s’agit pas ici de justifier les crimes commis ou d’en absoudre les auteurs. Mais si certains haïssent viscéralement d’autres humains pour ce qu’ils sont sans avoir besoin du moindre prétexte, force est de constater que celles et ceux qui les suivent et constituent probablement le plus gros des troupes, dans ce cas précis, ne viennent pas de nulle part.
Longtemps, un fort mouvement intérieur pour la paix a permis à la société israélienne comme à la communauté internationale de se raconter des fables sur les effets concrets que l’occupation avait sur les colonisé·e·s de Palestine. Les camarades israélien·ne·s les plus fiables prévenaient pourtant déjà dans les années 90 : l’immense majorité du mouvement pour la paix en Israël ne voulait pas la paix – une démarche qui nécessite forcément des concessions et des remises en question fondamentales pour aller vers une forme de justice. Il voulait qu’on lui foute la paix, ce qui est très différent.
À la signature des accords d’Oslo de 1995, il était déjà très clair pour qui voulait le voir qu’il n’avait jamais été question de cesser la colonisation, ni de questionner le rapport à la démocratie, ni de mettre un terme aux différentes ségrégations pratiquées par l’État d’Israël. Dans le meilleur des cas : borner, limiter, ralentir. Mais cette poudre aux yeux ne fonctionne que pour celles et ceux, en Israël ou ailleurs, qui ne vivent pas sous occupation coloniale et peuvent donc planer au-dessus de la mêlée. Pour les autres : ratonnades, pogroms, expulsions, emprisonnements, liquidations. Et comme dans toute situation coloniale, nombreux ont été les intermédiaires au sein des colonisé·e·s pour se faire sous-traitants de la puissance occupante, dès lors que cela servait leurs intérêts ou que la menace s’avérait trop forte. Le Fatah bien sûr, mais le Hamas également, suivi de toute la clique de vautours qui ont voulu se tailler un protectorat dans ce mouchoir de poche : Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa, Jihad Islamique… la liste est longue. Violents, corrompus, incompétents, racistes, sexistes, homophobes. Il fallait entendre de la bouche des camarades palestinien·ne·s la saga sans fin de ces luttes intestines où la mesquinerie le disputait à la convoitise, la bêtise à la pensée réactionnaire. Le mépris pour Mahmoud Abbas, ce misérable qui avait traduit Faurisson en arabe dans sa jeunesse mais qui selon le gouvernement israélien et la communauté internationale était quand même bien mieux qu’Arafat, « parce qu’au moins avec lui on peut négocier » – et qui envoie en ce moment même la police palestinienne tirer sur les manifestant·e·s dans les territoires sous son contrôle.
Hormis la population palestinienne, première victime de cette double oppression, l’autre victime du processus c’est indéniablement la gauche palestinienne. De l’occupant jusqu’aux réactionnaires palestinien·ne·s, tout le monde s’est entendu pour la détruire jusqu’au sous-sol et par tous les moyens, y compris le meurtre. Une gauche avec laquelle, à l’instar de la gauche française, des désaccords auraient pu exister. Mais une gauche tout de même. Puissante, populaire, mixte, progressiste, composée de partis, de syndicats, d’associations. Cette gauche toute entière éliminée ou condamnée à survivre dans l’ombre, afin que l’occupant puisse ne traiter qu’avec ses meilleurs ennemis, qui n’existent qu’en deux modèles : ceux dont on peut tordre le bras par la force ou la corruption, et ceux qui ne promettent que l’anéantissement fasciste.
Et donc 30 ans après Oslo, l’impasse. Aucun espoir nulle part. Aucune perspective. Aucune négociation. Des promesses systématiquement bafouées. Des résolutions de l’ONU par centaines, tout juste bonnes à allumer le feu. Les points « de contrôle ». Le mur « de séparation ». Les routes « de contournement ». Le siège de la Muquata’a. Clic-clac, Gaza enfermé dans une boîte. Les colonies. Les expulsions. Les territoires occupés, quadrillés et fermés comme on veut quand on veut. Les soulèvements populaires. Les grèves. Les manifestations réprimées dans le sang. Les emprisonnements sans procès, pour les adultes et pour les enfants. L’expropriation des palestinien·ne·s de Jérusalem. Les ratonnades. Les meurtres. Les meurtres par centaines, par milliers. 30 ans de la même tisane.
Et en Israël l’émergence d’un gouvernement de fascistes, car les mots sont importants. Des colons oui. Des intégristes religieux en partie. Et d’authentiques fascistes. La loi du 19 juillet 2018 ayant été le dernier clou du cercueil de la démocratie israélienne.
Ces derniers mois ce gouvernement a été vigoureusement combattu par une part importante de la société civile israélienne, et cela est une source d’espoir pour l’avenir. Mais on doit aussi noter que la question de la colonisation était soigneusement marginalisée, tenue à l’écart des mobilisations, ce qui n’est pas exactement un excellent signe. Un peu à la manière des mouvements pour la paix de la période Oslo, on ne pouvait s’empêcher de se dire que certain·e·s (certes pas tous·tes) étaient surtout préoccupé·e·s par le fait de défendre la démocratie pour elle et pour eux, mais pas vraiment pour les palestinien·ne·s. Préoccupé·e·s par le fait de ne pas avoir envie de faire son service militaire au risque de se faire tirer dessus ou de devoir protéger des colons ultras, mais peut-être pas au point de remettre en question les missions mêmes de l’armée israélienne, ou l’existence même des colonies. Et pendant qu’un nombre conséquent de citoyen·ne·s israélien·ne·s combattaient leur monstrueux et détesté gouvernement – ce qui est tout à leur honneur et qui n’allait pas sans risques individuels, il faut le dire très clairement –, le bilan de la colonisation, lui, sans s’interrompre, s’alourdissait plus que jamais.
Alors surgissent entre autres du désespoir la haine et l’impardonnable crime de guerre sur des civil·e·s. Et en retour parce qu’il faut remettre les Arabes à leur place, le crime de guerre (mais en mieux) : beaucoup plus de flingues, beaucoup plus de bombes, beaucoup plus de morts. Plus de morts civils bien sûr.
Depuis le début de la rédaction de ce texte, les morts se sont empilés à une vitesse vertigineuse : 300, 600, 1000… En date du 28 octobre et selon le dernier décompte fourni par le journal Haaretz, ce sont au moins 1300 israélien·ne·s qui ont trouvé la mort, et pas moins de 6000 palestinien·ne·s. Parmi ces morts palestiniens, les enfants se comptent, littéralement, par milliers. 17 000 blessé·e·s palestinien·ne·s seraient également à déplorer. Alors que tous ces chiffres ne sont que des minimums qui vont continuer à grimper, la réplique israélienne en forme de crimes de guerre, commise en réponse aux crimes de guerre du Hamas, a déjà fait presque cinq fois plus de morts – dans leur immense majorité des civil·e·s si l’on retranche les membres armés du Hamas en les comptant comme des combattants. On ne peut s’empêcher de se poser la question : combien de morts satisferont le gouvernement d’extrême droite de Netanyahu ? Existe-t-il même une limite ?
Des paragraphes précédents pourrait émerger une ambiguïté. Reconnaître les crimes des uns et des autres signifie-t-il pour autant qu’un trait d’égalité puisse être tiré entre l’État d’Israël et les palestinien·ne·s dans la responsabilité de la situation en cours ? Certes non !
On peut et on doit sans conteste renvoyer dos-à-dos sur le plan individuel les criminels de guerre et les traduire tous en justice devant une cour pénale internationale, tout en reconnaissant sans ambage que la responsabilité d’une puissance coloniale sera toujours prééminente dans le cadre du conflit qui l’oppose à la population colonisée. La colonisation est le noyau dur, responsable en tout état de cause de la situation en cours et c’est pour cette raison qu’elle doit être intégralement brisée. Elle ne génère, à terme, que des monstres. Cette responsabilité est celle de l’État d’Israël et la sienne uniquement. C’est pourquoi, dès lors qu’ils et elles partagent avec nous un minimum commun, il est d’autant plus important de soutenir de toutes nos forces les militant·e·s qui, en Palestine comme en Israël, risquent leur vie en menant la lutte contre l’apartheid et la colonisation.
Il faut le marteler autant que nécessaire : nous ne changeons pas de grille de lecture en fonction de ce qui nous arrange. Nous ne pardonnons pas l’impardonnable en fonction de nos préférences subjectives. Nous ne clivons pas en Bien et en Mal en soutenant ou condamnant en bloc les habitant·e·s d’une zone géographique en fonction des frontières qui, arbitrairement, sont censées définir leur identité. Nous sommes politiquement cohérent·e·s, et c’est pourquoi à la différence du bal des hypocrites qui tonitruent dans nos téléviseurs, nous pouvons avancer avec détermination. Car nous, nous ne serrons pas la main de MBS, d’al-Sissi, ou de el-Assad le lundi, avant de vouer le Hamas ou Poutine aux gémonies le mardi. Nous les détestons tous, et pour les mêmes raisons ! Populations syrienne, soudanaise, ouïghour, ukrainienne, lybienne, sénégalaise, iranienne ou palestinienne, nous soutenons leurs aspirations légitimes, et pour les mêmes motifs !
Et c’est l’aspect purement franco-français qu’il convient maintenant d’aborder, ses détestables (et même uniques au monde) spécificités.
En France en effet, dès les premières cartouches tirées, celles et ceux qui passent leur temps à dire qu’il ne faut pas importer le conflit chez nous ont absolument tout fait pour importer le conflit chez nous, leurs obsessions racistes s’abreuvant comme d’habitude à l’inépuisable source du conflit israélo-palestinien. Pensez donc : des Juif·ve·s et des Arabes qui se tirent dessus c’est parfait, chacun peut choisir celui qu’il déteste le plus et soutenir le camp opposé (inconditionnellement ça va de soi, car la conditionnalité c’est pour les faibles). Avant de trouver des avatars locaux à malmener : qui des Juif·ve·s, qui des Arabes ou des Noir·e·s. Toutes et tous à portée de main. À portée de bâton. À portée d’expulsion.
On en arrive à un niveau de grotesquerie tel, qu’un parti fondé par des collabos, ou encore un ministre de l’Intérieur ayant écrit pour une organisation qui promouvait déjà l’antisémitisme du temps de Dreyfus, se posent en défenseurs de la communauté juive de ce pays. Le plus sordide restant que l’on ne perçoit pour ainsi dire presque aucune différence entre de tels affreux et la longue liste de pitres qui prétendent incarner la gauche politique de ce pays.
Il suffit dès lors qu’un fasciste (un fasciste de plus), assassine un personnel de l’Éducation Nationale à coups de couteau au milieu d’une école d’Arras, qu’un autre ouvre le feu sur des passants à Bruxelles, et chacun·e se précipite sur la grande valise des mots pas-tout-à-fait-génocidaires-mais-presque : Israël-Palestine, voile et abaya, étrangers sans-papiers, virez-moi les enfants de moins de trois ans qu’on en finisse.
Et comme à chaque fois, inévitables, usantes, intolérables, viendront les exactions antisémites ou islamophobes.
Dans un pays où l’État pratique littéralement la destruction et l’expulsion de quartiers entiers dans ce qu’il faut bien appeler la colonie de Mayotte depuis des mois tout en ne permettant d’acheminer de l’eau que quelques heures tous les trois jours au robinet ; où la police tue à répétition dans l’impunité la plus totale tout en harcelant par ailleurs les exilé·e·s de Calais ou de Paris comme les pires identitaires saucisson-pinard ; où l’on fiche et surveille les militant·e·s de gauche avant de leur faire tirer dessus à coup de LBD ou de grenades de désencerclement ; où les opposant·e·s aux projets écocides du gouvernement sont considéré·e·s comme une cinquième colonne et poursuivi·e·s pour terrorisme ; où l’on court-circuite systématiquement les déjà très imparfaites institutions de la république pour imposer les pires réformes réactionnaires ; où la presse appuie complaisamment chaque nouvelle offensive raciste tout en crachant sur la moindre lutte sociale et n’assume plus son rôle d’indépendance et d’impartialité ; l’atmosphère devient : irrespirable.
Parce que nous sommes anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires, nous tiendrons la ligne face à cette déferlante de positionnements qui, tout à fait littéralement, puent la mort.
Nous refuserons tout crime de guerre quels qu’en soient les motifs ou l’origine. Nous combattrons tous les fascismes, quels que soient leurs particularismes folkloriques. Héritier·ère·s des luttes anticoloniales, nous participerons à notre échelle à combattre le colonialisme, quels que soient ses avatars – à commencer par le colonialisme israélien dans ce cas particulier, mais sans oublier celui de la France qui fait chaque jour ses propres victimes.
Nous exigeons avec force un cessez-le-feu immédiat et sans condition pour sauver les civil·e·s qui peuvent encore l’être – y compris bien sûr les otages israélien·ne·s pris·es entre le marteau et l’enclume – en particulier dans la bande de Gaza qui paie un tribut effroyable à chaque nouvelle minute. Parce que seule l’application du droit international et des résolutions de l’ONU permettent d’envisager sur place un futur non pas radieux, mais un futur tout court, nous exigeons en attendant mieux leur application immédiate, ainsi que le respect strict de la Convention de Genève. Nous exigeons que nos soi-disant responsables politiques agissent fermement en ce sens avant qu’il ne soit définitivement trop tard. On cauchemarde de devoir rappeler ce service minimum, mais bon sang, que la barre est basse dans ce pays !
Nous appuierons selon nos moyens toute initiative palestinienne, israélienne ou autre qui tentera de stopper l’engrenage mortel aujourd’hui en cours et de dégager les fascistes, d’où qu’ils soient et leurs rêves de meurtres et de charniers : grèves, désertions, boycott, action directe. Nous appelons toutes les structures syndicales, politiques et associatives à relayer selon leurs termes des appels similaires afin que la contrainte que les États se refusent à exercer provienne des seul·e·s à même de prendre le relai, à savoir nous-mêmes.
Il est temps qu’au sein de nos frontières comme ailleurs sur cette planète, les internationalistes fassent entendre leurs voix et cesser le massacre en cours à Gaza. Il est temps que nos soi-disant dirigeant·e·s soient tenu·e·s comptables de leurs actes, diplomatiques certes, mais également de ceux qui consistent à vendre des armes depuis des décennies à un État colonial. Que les fascistes de tous les pays tremblent devant un prolétariat organisé et déterminé. Que nous mettions un terme à toutes les exactions racistes, à l’étranger comme sur notre sol, commises par des individu·e·s comme par des États.
Tout cela fait certes beaucoup de mots et nos moyens peuvent paraître limités. Mais les mots précèdent l’action et doivent donc être posés.
En attendant et parce que nous n’oublions pas, nous, que des êtres humains que parfois nous connaissons risquent leurs vies en ce moment même, nous envoyons toutes nos pensées à ces palestinien·ne·s et israélien·ne·s que nous pouvons appeler sans une seconde d’hésitation « camarades », mais aussi nous l’espérons : « ami·e·s ».