Lutter autrement ? Agir, changer, faire la révolution, redéfinir le rapport au pouvoir
Il est difficile de dresser un état des lieux succinct de toutes les luttes qui foisonnent au Mexique à l’heure actuelle. De nombreux états notamment dans le sud du pays sont devenus le théâtre d’une pléthore de luttes complexes qui se sont maintenues et développées au cours des dernières décennies, avec plus ou moins d’espoir et de soutien. Ces expériences de lutte répondent souvent à des besoins et à des projets concrets ; elle viennent également couronner la tradition d’un peuple qui a appris à résister, à se battre et à se soulever, pendant des siècles, contre l’oppression.
Malheureusement, le contexte a rapidement évolué dans la dernière décennie : à la difficulté de se confronter à un système politique et économique donné, profondément défaillant en matière de démocratie et particulièrement déterminé par les intérêts du néo-libéralisme, vient s’ajouter aujourd’hui l’existence d’une économie et d’un pouvoir parallèles, tout-puissants, régis par la logique de l’arbitraire. C’est-à-dire, le narcotrafic, son réseau d’influences hermétique, ses codes abstruts et les néfastes conséquences qui s’ensuivent, à tous les niveaux.
C’est dire qu’il n’est pas facile de lutter aujourd’hui au Mexique lorsque d’une part le gouvernement refuse toute tentative de dialogue (il n’est pas anodin de signaler ici que l’actuel gouvernement de Felipe Calderón est le fruit d’une phénoménale fraude électorale !) et que la seule réponse est la répression systématique et méthodique. Il est d’autant plus ardu de résister lorsque, d’autre part, la crainte qui découle d’une violence exacerbée, anonyme, imprévisible et omniprésente s’inscrit peu à peu dans le quotidien.
Deux fronts de lutte illustrent de manière exemplaire ces propos. Il s’agit, bien sûr, du mouvement zapatiste et de la commune d’Oaxaca. Ces deux expériences ne sont pas uniques au Mexique et leur développement n’est pas toujours égal. Elles ont cependant la singularité d’avoir gagné un soutien réel et continu et fort dans toute la planète et d’être devenu porteuses d’un discours et d’une pratique qui ont sérieusement mis en cause l’exercice du pouvoir, au sein même des organisations anti-système.
La crise profonde que subit le Mexique a mis en branle le régime politique. Le jeu démocratique est devenu inefficace, voire inexistant. Les institutions sont tellement corrompues qu’elles ne répondent plus aux aspirations populaires. C’est donc en marge de celles-ci que se déploient de nouvelles expériences d’organisation sociale, ayant comme principe la démocratie directe. « Changer le monde, révolutionner le pouvoir par le bas », tel est le message lancé dès 1994 par les zapatistes dans le Chiapas. Pour contrer l’offensive néo-liberale, l’EZLN a fait le choix d’une autre manière de penser le pouvoir, c’est-à-dire de privilégier dans un premier temps l’autonomie locale des peuples sur le territoire zapatiste plutôt que de renverser le pouvoir central à Mexico. Il s’agit d’abord de s’organiser depuis la base.
De nouvelles expériences de lutte : le zapatisme
Cela fait 17 ans que le soulèvement zapatiste a démarré. On se souviendra de la surprise et de l’étonnement qu’il a provoqué dans la communauté internationale, non habituée à cette nouvelle forme de lutte qui, après tant d’années, se poursuit. En effet, l’EZLN ainsi que ses bases de soutien implantées dans les communautés, ont réussi à survivre, apportant au monde entier l’évidence qu’ « un autre monde est possible » ou, du moins, imaginable.
Dès le début de l’insurrection et suite aux Accords de San Andrés (1996), l’EZLN a fondé son projet de transformation sociale sur des initiatives communautaires ou locales. L’idée fondatrice de cette option est qu’il semble vain de se lancer dans un vaste projet de réforme à échelle nationale. Il convient d’abord, pour changer véritablement la situation des populations autochtones et opprimées, de s’organiser localement et de changer les pratiques pour reconfigurer le politique en se basant sur un projet communautaire et participatif.
Les gouvernements autonomes, les « juntes de bon gouvernement », ont réussi à instaurer de nouveaux rapports politiques au sein des communautés. « Ici, le peuple décide et le gouvernement obéit » est la consigne résumant ce mode de fonctionnement qui, à bien des égards, s’inspire des anciennes traditions autochtones, les adaptant à de nouveaux besoins, à de nouvelles réalités.
Si le mouvement zapatiste a eu une visée et un champ d’action d’abord localistes, il est évident que la sympathie et l’intérêt soulevés, tant au niveau national qu’à l’échelle internationale, a débouché sur le lancement de « L’Autre Campagne », qui propose une stratégie plus large. Les zapatistes ont entrepris, en 2006 (année des élections présidentielles) une tournée dans tout le pays afin de parler avec les gens du peuple et de les écouter, sans intermédiaires, pour élaborer ensemble un programme national de lutte. Le programme se veut « de gauche, anti-capitaliste et anti-néoliberal, pour la justice, la démocratie et la liberté du peuple mexicain ».
La commune d’Oaxaca : le défi
Suite à une grève des enseignants durement réprimée en 2006, un large mouvement social s’est construit pour réclamer, entre autres, la démission d’Ulises Ruiz Ortiz, gouverneur de l’état d’Oaxaca. La vaste contestation locale s’est rassemblée dans l’Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca (APPO) qui a engendré à son tour d’autres expériences assembléaires et autogestionnaires nouvelles, comme la plateforme VOCAL (Voix d’Oaxaca Construisant l’Autonomie et la Liberté). Force est de constater que les mots « voces » (voix) et « pueblos » (peuples) viennent ici indiquer la pluralité des participants et l’exclusion explicite des partis politiques (même si au cours des dernières années l’APPO s’est vu infiltrée par des tendances gauchistes).
Le mouvement eut, en 2006, un seul maître mot : chasser le gouverneur. Une commission formée de délégués révocables, avec mission de mener les tractations avec le gouvernement fédéral avait été créée mais, face à l’absence d’une réponse claire, l’APPO occupa les bureaux du gouvernement, le palais de justice et le parlement. Cette mobilisation se transforma en un véritablement gouvernement local alternatif, résolument populaire. Et Ulises Ruiz de se trouver dans la situation insolite de devoir opérer dans un état de semi-clandestinité.
La répression qui s’ensuivit fut terrible : au moment de contre-attaquer, Ruiz fit le choix d’organiser les « caravanes de la mort », à savoir, des groupes de tueurs qui commettaient des crimes effroyables dans la plus totale impunité. Les victimes n’ont pas osé dénoncer la violence policière : c’est dire à quel point la peur est enracinée.
Aujourd’hui, Oaxaca vit toujours dans un état de siège camouflé, mais la résistance continue. Les prisons clandestines, l’impunité, la terreur et les enlèvements rappellent les années sombres des dictatures militaires de l’Amérique Latine.
Les graves incidences de la « guerre sale » sur les expériences de lutte
Nous l’avons déjà évoqué : au Mexique, la répression ne cesse de s’abattre contre toute forme de résistance sociale. Les nouvelles qui décrivent quotidiennement la violence subie par des militants de tout bord sont de plus en plus inquiétantes. Tortures, enlèvements, disparitions, assassinats, emprisonnement, harcèlement sont des pratiques courantes que la population mexicaine subit tous les jours. La répression des mouvements sociaux, encouragée par le pouvoir politique, s’organise et se généralise dans tout le pays : l’augmentation des exactions et la présence tolérée, voire acclamée, de groupes paramilitaires de tout poil montrent que la stratégie du gouvernement est bien celle d’une guerre de basse intensité et d’usure qui vise d’abord l’anéantissement des mouvements sociaux.
Les exemples d’Atenco, d’Oaxaca, du Chiapas, etc. le prouvent : plusieurs États de la république mexicaine sont en effet le théâtre d’une spirale de violence alarmante. La tendance du parti au pouvoir importe peu ; le choix mené par la classe politique est bien celui d’une longue offensive, menée depuis plusieurs années, pour achever la dissidence.
Pour l’heure, l’existence de groupes paramilitaires se généralise dans tout le pays, avec le soutien explicite de certains politiciens qui appellent à leur formation et qui les soutiennent financièrement. C’est donc un fait : la présence de groupes paramilitaires, de citoyens armés et de milices privées est un phénomène qui non seulement se développe, mais qui est désormais applaudi publiquement par les politiques. Les patrons, ainsi que les grands propriétaires terriens, préparent et arment des groupes privés de sécurité qui défendent leurs intérêts et protègent leurs propriétés. Ces groupes armés, qui vendent leurs services au citoyen lambda moyennant le discours de la peur, ont sensiblement augmenté dans les dernières année. Le soutien manifeste qu’ils obtiennent, d’une partie importante de la société mexicaine, met sérieusement en danger la viabilité des luttes sociales. De fait, les campagnes de harcèlement, organisées par le gouvernement et pratiquées aussi bien par l’armée que par ces groupes paramilitaires, sont innombrables et donnent lieu à une guerre de basse intensité contre toute dissidence – les habitants des communautés zapatistes se comptent parmi les victimes les plus frappées.
Car il ne faut pas oublier que l’argument de la lutte contre le narcotrafic et le crime organisé est aussi le fin prétexte pour justifier la répression contre les mouvements de résistance. Il est, dans tous les cas, difficile d’envisager le développement de luttes dignes et justes dans un monde qui tolère et qui institutionnalise la « guerre sale ».
On ne peut alors que saluer le courage, la détermination et la force des individus, des collectifs et des peuples qui, malgré cet état de guerre, continuent de se battre pour leur avenir dans le seul espoir de voir naître, ne serait-ce qu’à une toute petite échelle, un projet de société juste et libre. Même si celui-ci ne voit jamais le jour, les pratiques de lutte utilisées pour y parvenir resteront inscrites dans l’histoire et la mémoire.
Enfin, une des caractéristiques fondamentales de ce laboratoire des luttes qu’est devenu le Mexique est la dimension symbolique qui accompagne les pratiques et qui est bien entendu non-négligeable. Il s’agit de mobiliser certains aspects de la culture autochtone pour les intégrer à la pratique quotidienne de la démocratie directe. Cela signifie surtout reconnaître l’implication de ceux qui ont été exclus depuis plus de cinq siècles. Et il est surtout question de reconnaître que leur contribution est fondamentale dans la construction de nouvelles pratiques politiques rendues plus indispensables et urgentes que jamais par la crise du régime actuel.
Bastien et Lirios /image : MacDuff