Entretien avec Martha du FPDT d’Atenco

« J’ai déci­dé de faire face à la peur parce que je sais que la soli­da­ri­té existe. Parce que je crains davan­tage les gens qui baissent la tête, qui se couchent, qui ne luttent pas. »

Martha, repré­sen­tante du FPDT1 de la muni­ci­pa­li­té d’Atenco, dans l’état de Mexico, était venue en France et en Espagne l’hiver der­nier, pour appor­ter le témoi­gnage de la résis­tance que son peuple déve­loppe depuis une longue décen­nie contre les agres­sions réité­rées du gou­ver­ne­ment mexi­cain.

C’est une longue lutte où ni les échecs ni le désar­roi n’ont eu rai­son de la digni­té d’un peuple. La téna­ci­té et la simple volon­té de jus­tice ont réus­si à évin­cer le dis­cours de la peur, des armes et de la répres­sion. Ce géant tout-puis­sant qu’est l’État mexi­cain, nour­ri par des enjeux éco­no­miques inter­na­tio­naux, écha­fau­dé sur une cor­rup­tion tolé­rée au point de deve­nir ins­ti­tu­tion­nelle, assis­té par toute sorte de groupes armés et pro­gram­més pour la répres­sion sys­té­ma­tique, a été atteint et mis en branle par l’action de quelques mil­liers d’individus, forts de la jus­tice de leurs reven­di­ca­tions.

Ainsi donc, les pro­pos de Martha illus­trent une expé­rience de lutte qui va bien au-delà du cadre conjonc­tu­rel. C’est dire que celle-ci s’inscrit dans un contexte plus large dont l’objectif est de trans­for­mer la socié­té pour chan­ger le monde. Et cela se fait par une pra­tique qui est en rup­ture avec les modes de lutte tra­di­tion­nels des XIXe et XXe siècle, et qui se déploie dans deux direc­tions oppo­sées : l’une, vers le futur, où ces pra­tiques pour­ront deve­nir la base d’une autre orga­ni­sa­tion sociale ; et l’autre, vers le pas­sé, car ces pra­tiques de lutte sont en par­tie rede­vables d’un mode de ges­tion du social qui aurait exis­té avant l’arrivée des Espagnols.

Peux-tu nous dres­ser le réca­pi­tu­la­tif de votre lutte à Atenco ?

En octobre 2001, nous avons appris par les médias que nos terres avaient été sai­sies par le gou­ver­ne­ment fédé­ral, en appli­ca­tion d’un décret d’expropriation dont l’objectif était de construire un nou­vel aéro­port inter­na­tio­nal au Mexique. Personne dans les com­mu­nau­tés habi­tant ses terres n’avait été ni infor­mé ni consul­té. Or ce décret sup­po­sait pour nous le non res­pect de nos lois, la dis­cri­mi­na­tion et le sac­cage.

Ainsi donc, nous avons créé le FPDT, sans aucun sou­tien au départ. Tous ceux qui, dans nos com­mu­nau­tés, avaient une expé­rience poli­tique quel­conque, dès lors qu’ils ont consi­dé­ré l’envergure et la com­plexi­té du pro­blème, n’ont pas vou­lu s’engager dans cette lutte. Et ceux qui se sont orga­ni­sés dès le départ n’avaient jamais été impli­qués dans la lutte sociale.

Nous avons com­men­cé par nous réunir en assem­blées géné­rales déci­sion­nelles. La pre­mière déci­sion avait été de pré­pa­rer une longue mobi­li­sa­tion sociale : pour nombre d’entre nous, c’était la pre­mière fois que nous mani­fes­tions pour dire que le gou­ver­ne­ment men­tait.

Pendant dix mois, nous avons lut­té inten­sé­ment. Nous étions sys­té­ma­ti­que­ment répri­més. Toute ten­ta­tive de dia­logue avec le gou­ver­ne­ment échouait à cause de la répres­sion. De leur côté, les médias ne ces­saient de dire que nous étions agres­sifs, vio­lents, igno­rants.

Et fina­le­ment, en août 2002, nous avons appris par les médias que le gou­ver­ne­ment fédé­ral avait enfin déci­dé de déro­ger au décret d’expropriation et d’annuler le pro­jet du nou­vel aéro­port. Les rai­sons qui nous ont per­mis de gagner sont que, tout d’abord, notre mes­sage était clair et direct : les terres que le gou­ver­ne­ment vou­lait expro­prier nous appar­tiennent. Ce sont les terres dont nos aïeux avaient héri­tées après la révo­lu­tion de 1910. Ces terres sont notre prin­ci­pale source de vie. Ensuite, nous avons démon­tré que l’aéroport n’était pas d’utilité publique mais qu’il allait plu­tôt ser­vir les inté­rêts des mul­ti­na­tio­nales. Puis nous avons mon­tré enfin qu’il est pos­sible de gagner si on est per­sé­vé­rant et même paci­fique dans la lutte. Nous n’avons pas uti­li­sé d’armes ; la machete est le sym­bole de la terre, et elle n’est pas souillée. Notre seule force est la rai­son.

Cette vic­toire a été le résul­tat de la lutte authen­tique du peuple, et nous avons aus­si gagné grâce à la soli­da­ri­té de nom­breuses orga­ni­sa­tions natio­nales et inter­na­tio­nales qui ont com­pris notre mes­sage et nous ont sou­te­nu.

Comment vous êtes-vous orga­ni­sés et en quoi cette forme d’organisation a été si effi­cace ?

Nous nous orga­ni­sons en assem­blées avec les repré­sen­tants de cha­cune des com­mu­nau­tés. Nous n’avons jamais auto­ri­sé ni la pré­sence ni l’intromission des par­tis poli­tiques. La dif­fu­sion de l’information se fait entre et dans les com­mu­nau­tés, sans inter­mé­diaires.

En géné­ral, dans nos actions, nous cher­chons tou­jours des formes créa­trices qui soient en totale oppo­si­tion avec la logique du pou­voir. Il est aus­si impor­tant de dire que dans notre lutte, les sym­boles sont très impor­tants. Le cha­peau et le fou­lard repré­sentent le tra­vail ardu dans les champs, sous les fortes cha­leurs. C’est un tra­vail certes acca­blant mais qui se réa­lise comme un geste d’affirmation du lien puis­sant que nous entre­te­nons avec la terre, qui est un lien har­mo­nieux. La machete regroupe, en tant que sym­bole, non seule­ment le tra­vail et l’amour de la terre, mais aus­si le rap­port au maïs, céréale pri­vi­lé­giée de notre culture. En plus, elle est un des sym­boles de la révo­lu­tion mexi­caine.

Quelle est la place des femmes dans cette lutte ?

La pré­sence des femmes a été fon­da­men­tale. C’est une pré­sence de force qui se signi­fie par des qua­li­tés telles que la dis­ci­pline ou la per­sé­vé­rance. Notre convic­tion et notre sen­si­bi­li­té, consi­dé­rées comme des fac­teurs indis­pen­sables pour la construc­tion d’une autre socié­té, s’expriment dans une lutte qui reste tou­jours paci­fique, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas réso­lue et cou­ra­geuse pour autant ! Nous n’avons jamais deman­dé à per­sonne la per­mis­sion de par­ti­ci­per : nous avons déci­dé d’intervenir et nous l’avons fait, avec nos valeurs et nos prin­cipes. Cela a été déter­mi­nant à cer­tains moments de la lutte, notam­ment lorsqu’il a fal­lu sou­te­nir les cama­rades empri­son­nés.

Comment per­çois-tu l’avenir du FPDT ?

Nous sommes encore unis et nous res­tons orga­ni­sés, car nous savons que la lutte n’est pas encore ache­vée : ce n’est que le début d’une longue tra­ver­sée. Lorsque notre lutte venait à peine de démar­rer, nous avons per­çu cela comme une sorte d’éveil. Nous avons com­pris que le néo­li­bé­ra­lisme s’impose tou­jours et ne cherche qu’à s’enrichir en oppri­mant des popu­la­tions entières.

Quelles expé­riences retiens-tu de cette lutte ?

Le sys­tème néo­li­bé­ral veut détruire la digni­té des peuples. Chez moi, l’engagement est venu d’une prise de conscience per­son­nelle. Après, j’ai réa­li­sé que cette même indi­gna­tion était par­ta­gée par beau­coup de per­sonnes, et non seule­ment dans mon pays. Cela m’a rem­plie d’espoir parce que, en tant qu’êtres humains, nous par­ta­geons tous la même digni­té. Le néo­li­bé­ra­lisme tend à détruire la digni­té des peuples et moi, j’ai éprou­vé dans ma chair la soli­da­ri­té des peuples. Malgré la répres­sion et les abus de pou­voir, nous pou­vons aujourd’hui dire que nos avons gagné, parce qu’ils n’ont pas réus­si à nous dépos­sé­der de nos terres.

Comment est-il pos­sible de main­te­nir la lutte dans la durée mal­gré la peur de la répres­sion ?

Ils nous ont répri­més, empri­son­nés, et nous avons recou­vré la liber­té, mais non la jus­tice. Ils ont essayé de pas­ser sous silence la force de notre lutte, nos sym­boles, mais nous sommes tou­jours là. Nous avons subi la répres­sion et nous avons appris à vaincre la peur, à lui faire face.

J’ai déci­dé de faire face à la peur parce que je sais que la soli­da­ri­té existe. Parce que je crains davan­tage les gens qui baissent la tête, qui se couchent, qui ne luttent pas.

Parce que savoir qu’il y a d’autres peuples en lutte, par­tout dans le monde, des peuples qui ne se laissent pas sou­mettre et qui savent que ce sys­tème est vul­né­rable dans la mesure où il existe par la cor­rup­tion, l’exploitation, l’argent sans aucune valeur humaine, et bien savoir tout cela m’aide enfin à dépas­ser mes peurs.

Lirios /​image : MacDuff