Noces éphémères : entretien avec Reza Serkanian

Reza Serkanian a sor­ti Noces Éphémères fin 2010. Ce pre­mier long-métrage du réa­li­sa­teur est pas­sé par chez nous : c’était l’occasion d’avoir un entre­tien avec lui pour dis­cu­ter un peu de ciné­ma.

Chronique de la vie d’une famille ira­nienne, le film s’attarde sur la rela­tion amou­reuse qui se noue len­te­ment entre Miryam, veuve et mère, et le jeune frère de son défunt mari, Kazem. Avec une constante rete­nue et dans une atmo­sphère où les silences sont sibyl­lins, Serkanian prend le temps de faire par­ler ce qui aurait pu pas­ser à la trappe : les gestes, les regards, les fuites ou les confron­ta­tions. Mais si le film s’attache à tout ce qui fait l’humanité de ses per­son­nages, il révèle éga­le­ment dans ses non-dit le poids d’une socié­té ira­nienne qui par­tout s’entremêle à la simple vie des gens. Pas de conte­nu ouver­te­ment poli­tique ici : juste un regard qui tra­verse les ques­tions les plus évi­dentes pour mieux les faire réap­pa­raître, en fili­grane, dans toute leur com­plexi­té.

Peut-être qu’on peut com­men­cer par résu­mer ton par­cours et voir de quelle façon Noces Éphémères s’y ins­crit ?

Si tu veux, alors j’ai com­men­cé très jeune à faire des courts-métrages. J’en ai fait à peu près huit avant de quit­ter l’Iran où j’avais fait des études de chef-opé­ra­teur1 et de pein­ture. Puis deux ans dans une aca­dé­mie d’art à Amsterdam, et plu­sieurs courts et moyens-métrages, un docu­men­taire en France2, un autre au Gabon3, voi­là. Je n’étais pas retour­né en Iran depuis une dizaine d’années, donc j’ai écrit Noces Éphémères en France et je suis par­ti en 2008 pour le tour­ner en Iran.

Ton film s’ouvre et se ferme sur un tableau un peu éton­nant de Pieter Bruegel.4

Il m’a tou­jours inter­pel­lé : chaque détail repré­sente un pro­verbe fla­mand. Ce que je trouve assez énorme avec Bruegel, c’est qu’avec une seule image il arrive à décrire non-seule­ment une socié­té mais car­ré­ment à faire sen­tir l’esprit d’une époque. Ça donne un aper­çu d’une culture. L’autre inté­rêt c’est que ça appar­tient à un autre temps, très éloi­gné de l’Iran d’aujourd’hui. Je me disais que ça pou­vait élar­gir ce que le film raconte, lui don­ner un sens plus uni­ver­sel : c’est quelque chose d’humain qu’on a connu, qu’on peut com­prendre en-dehors de cette socié­té ira­nienne.

Et c’est pour ça que je m’approche à la fin du film de ce détail : le couple qui se cache dans la fenêtre, dans l’obscurité d’une mai­son au milieu de cette socié­té un peu chao­tique qui est bien décrite dans le tableau. C’est exac­te­ment l’histoire de mon film, fina­le­ment : un couple qui se trouve là, caché, quelque part dans l’obscurité. Je trou­vais ça assez juste. Que ça résu­mait bien mon film, en plus de cette pré­sence reli­gieuse forte qu’on sent dans ce tableau et qui imprègne éga­le­ment Noces Éphémères.

On suit des rela­tions amou­reuses un peu com­plexes, qui ne sont pas for­cé­ment avouées et se tissent dans les gestes ou les dia­logues. Qu’est-ce qui t’intéresse là-dedans ? Est-ce que ce sont les rela­tions de ces per­son­nages, leurs inter­ac­tions avec la famille qui les entoure ? Ou est-ce que c’est plus symp­to­ma­tique de ce qui se passe spé­ci­fi­que­ment en Iran aujourd’hui ?

Moi ce qui m’intéressait c’était plu­tôt de par­ler du désir, et pas for­cé­ment de la consom­ma­tion d’un désir. Et c’est là qu’en fait tu peux abor­der vrai­ment plein de choses humai­ne­ment pro­fondes. Parce que ça per­met­tait à tra­vers cette his­toire de désir d’en abor­der d’autres : de par­ler de la socié­té, de la famille, des tra­di­tions, de la culture, de la reli­gion.

Et puis sur­tout la pudeur des gens m’intéressait. Ce qui est quelque part l’humanité, aus­si, que j’essaie de créer dans mes films. Je pense qu’on ne peut jamais vrai­ment résu­mer ce qui est des com­por­te­ments humains, des sen­ti­ments… Si on veut tout expli­quer on les réduit à peu de choses, ce qui fait que le spec­ta­teur a l’impression d’avoir tout com­pris. Mais c’est très réduc­teur je trouve. Je pense que l’être humain est beau­coup plus com­plexe. Si on est vrai­ment hon­nête, des fois on ne peut pas expli­quer clai­re­ment ce qui se passe dans nos têtes. Donc le non-dit c’est une cer­taine façon pour moi d’être, disons plus juste, par rap­port à cette huma­ni­té-là, plu­tôt que de la réduire à quelques phrases : je suis amou­reux, je ne suis pas amou­reux. Ça c’est très réduc­teur pour moi, parce qu’il y a des sen­ti­ments qui sont ambi­gus, qu’on ne peut pas vrai­ment expri­mer, qui se déve­loppent, qui changent d’une minute à l’autre. Quand je fais un film ce qui m’intéresse c’est ça : com­ment faire pas­ser cette com­plexi­té à tra­vers des non-dit, des gestes, des ins­tants, des impres­sions. Je base mon film sur ce genre de choses plu­tôt que juste réduire tout ça à une phrase claire. Et je suis per­sua­dé que ça peut tou­cher les gens, parce que si on prend le temps ça nous parle. En tout cas j’ai fait le film avec cet objec­tif.

Toute la pre­mière par­tie du film se déroule dans l’intimité d’une mai­son, un décor que tu as mis long­temps à trou­ver d’ailleurs…

Oui, la mai­son était très dif­fi­cile à trou­ver. C’est une his­toire qui se déroule sur quatre jours, mais on pour­rait dire que ça tra­verse plu­sieurs géné­ra­tions, que ça part de l’enfance, ou peut-être de plus loin, qua­rante ans avant, avec plein d’anecdotes, de choses un peu loin­taines. Ça parle du fin fond des rela­tions fami­liales, des tra­di­tions. On est vrai­ment dans la pro­fon­deur et pour moi le début du film c’est un peu ça.

Et puis plus on avance dans le film et plus on se rap­proche d’aujourd’hui : il y a l’enchaînement de cette enfance, de cette vie de famille avec sou­dai­ne­ment la socié­té, cet aspect poli­tique plus actuel. On retrouve les mêmes élé­ments, les mêmes situa­tions et on est cen­sés mieux com­prendre pour­quoi la socié­té en est là, d’où les choses viennent, parce qu’on a déjà vu com­ment on absorbe les élé­ments cultu­rels pen­dant l’enfance. C’est une manière d’aller fouiller à la racine des choses.

Ce bas­cu­le­ment je le vou­lais vrai­ment, parce que quelque part ça marque le contraste entre la vie intime et la vie sociale. Le film parle de ça aus­si : de la place de l’intimité dans la socié­té, des rap­ports intimes de deux indi­vi­dus qui se rap­prochent alors qu’on se trouve dans une socié­té pleine de contraintes. Dans la famille, où ces contraintes sont déjà pré­sentes, ça reste assez convi­vial, mais quand on passe au plan de la socié­té on est vrai­ment dans un registre dif­fé­rent où la police peut inter­ve­nir. C’est pour­tant tou­jours la même culture, on le sent. Donc il y a deux aspects com­plè­te­ment dif­fé­rents, je ne dirais pas oppo­sés, mais quand même assez contras­tés de la même socié­té. Les choses s’y répètent de façon rela­ti­ve­ment simi­laire. Ça montre aus­si la men­ta­li­té, la légè­re­té avec laquelle les gens vivent cer­taines choses.

Quelque part c’était une manière d’expliquer com­ment l’aspect social et même l’aspect poli­tique des choses ont leurs racines dans la famille et dans les tra­di­tions, dans la culture.

Des amis fran­çais de Miryam, un des per­son­nages prin­ci­paux, viennent en Iran tour­ner un docu­men­taire. Ils appa­raissent de temps à autre et leurs inter­ven­tions éclairent un peu le contexte. Que sont ces per­son­nages dans ton film ? Un moyen de nous per­mettre de mieux sai­sir la situa­tion ? Une manière sym­bo­lique de te mettre en scène dans une forme de retour ? De per­mettre un regard un peu exté­rieur à la situa­tion ?

Je pense qu’il y a un peu de tout ça. Ayant vécu ailleurs qu’en Iran je porte un regard dif­fé­rent, mais je vois aus­si l’image qu’on en a depuis l’extérieur. Quelque part ça montre l’image que les médias donnent de ce pays – sans qu’il y ait un juge­ment là-des­sus parce que ce sont quand même des jour­na­listes qui s’intéressent vrai­ment : on voit qu’ils ont fait des efforts, qu’ils ont appris la langue… Ce ne sont pas des tou­ristes, quoi. Mais il y a mal­gré tout un vrai déca­lage cultu­rel qui fait qu’ils n’accèdent pas vrai­ment aux pro­fon­deurs de la socié­té telle que moi je les décris au début. A un moment le jour­na­liste se désole de n’avoir pas pu fil­mer la famille de Miryam, et elle répond que, ben non, ça n’aurait pas été pos­sible.

Ils en res­tent plu­tôt à des ques­tions comme par exemple la situa­tion de la femme, le voile, le mariage – qui sont tou­jours des ques­tions inté­res­santes et même qui font pas­ser des infor­ma­tions qui sont construc­tives à tra­vers le film – mais qui demeurent très exté­rieures. Comme on le disait tout à l’heure, il y a plu­sieurs couches dans le film et je vou­lais qu’il y ait une place pour ce registre-là, le regard jour­na­lis­tique sur le pays.

Beaucoup d’acteurs sont non-pro­fes­sion­nels (on retrouve par­mi eux Mahnaz Mohammadi5), quand ce ne sont pas tout sim­ple­ment des pas­sants fil­més dans la rue. Alors est-ce qu’il s’agit réel­le­ment d’une fic­tion ? Dans quelle mesure le docu­men­taire ou le réel viennent-ils s’inscrire dans tout ça ?

Alors ce qui est sûr c’est qu’il s’agit d’une fic­tion parce que tout était écrit, pen­sé, quelques années avant la réa­li­sa­tion. Mais une fois le scé­na­rio écrit, on peut le mettre de côté et voir com­ment inté­grer des mor­ceaux de réel, de vraie vie dedans, et c’est là que le choix des comé­diens inter­vient.

J’ai choi­si des acteurs qui n’étaient pas for­cé­ment des pro­fes­sion­nels, mais qu’il fal­lait enca­drer, ame­ner à ce que qu’ils jouent en res­pec­tant le scé­na­rio. Il n’empêche que des fois les gens pro­posent des choses et c’est aus­si ce que je cher­chais : que les gens soient cré­dibles, vrais. Dès le départ les pro­fes­sion­nels qui ont accep­té de jouer ont com­pris mon choix. Ça leur a deman­dé plus de tra­vail parce qu’eux pou­vaient être effi­caces dès la pre­mière prise, alors qu’en paral­lèle les non-comé­diens n’étaient pas for­cé­ment au point, et donc il fal­lait refaire par­fois à de nom­breuses reprises. Mais bon ils l’ont accep­té. Je crois qu’ils ont com­pris ce que ça appor­tait au film, que c’était impor­tant.

Il y a un pas­sage très abrupt de la vie des gens au quo­ti­dien dans la mai­son, à des exté­rieurs où l’on ne sai­sit pas bien tout ce qui se passe. On ne suit pas du tout les per­son­nages entre ces deux espaces : on ne voit pas les rues, la sor­tie de la ville, le dépla­ce­ment en voi­ture. Tout cet aspect-là, que les amis jour­na­listes de Miryam viennent jus­te­ment cher­cher semble absent de ton film, non ?

Vers la fin on voit quand même des mani­fes­ta­tions reli­gieuses dans la rue, donc ça donne une petite pers­pec­tive, mais je l’ai fait un peu exprès. Je ne vou­lais pas qu’il y ait des images juste d’illustration. Bon on peut s’en dou­ter : il y a des rues, des embou­teillages, un peu comme par­tout. Moi je vou­lais me foca­li­ser sur une his­toire.

J’avais écrit plu­sieurs scènes, pas mal de dia­logues qui avaient lieu pen­dant le voyage, qu’on a fil­més en plus. Et puis au mon­tage je me suis dit que ça res­sem­blait à un road-movie sans l’être. Genre : main­te­nant on est sur la route, et bon, on parle, les pay­sages défilent. Ça entra­vait ce que je vou­lais faire pas­ser. C’est sûr que quelque part ça aurait pu satis­faire le spec­ta­teur qui a envie de voir le pays, mais le film n’est pas fait pour ça. Ce n’est pas une carte pos­tale. Je com­prends qu’il y ait un besoin d’en voir un peu plus mais en mon­trant moins, on reste plus sen­sible, et le moins de choses s’imprime plus effi­ca­ce­ment. Voilà, donc j’ai gar­dé juste l’extérieur et la ville pour la fin où on voit quelques images de mani­fes­ta­tion, on voit la foule dans la rue, des images qui d’ailleurs ont été tour­nées en situa­tion réelle, ce n’est pas du tout de la fic­tion.

Et sans équipe pour le coup, d’une façon semi-clan­des­tine.

Oui, voi­là, je les ai fil­mées tout seul avec une camé­ra, trois mois après le tour­nage6. C’était pré­vu dans le scé­na­rio, mais encore une fois je me suis deman­dé s’il fal­lait les remettre en scène, et puis je me suis dit que puisque dans le film on ne voyait pas trop la vie exté­rieure, ça pou­vait être effi­cace d’avoir quelques images.

Comment s’est répar­ti le tra­vail de réa­li­sa­tion ? Parce que toi tu as été direc­teur de la pho­to­gra­phie, mon­teur… Comment as-tu tra­vaillé avec Caroline Emery, la mon­teuse ? Avec le chef-opé­ra­teur Medhi Jafari ?

En fait on envoyait à Caroline les images pen­dant le tour­nage tous les jours. Elle pou­vait com­men­cer à pré­pa­rer en par­ti­cu­lier la syn­chro­ni­sa­tion entre le son et l’image qui a été un très gros bou­lot. Ce qui a fait que quand j’ai fini le tour­nage, on avait déjà un bout-à-bout avec toutes les prises syn­chro­ni­sées, repé­rées.

Mais j’étais très clair avec elle, et elle a bien com­pris com­ment je fonc­tion­nais. C’est un film d’auteur : si je fais appel à des tech­ni­ciens c’est parce que j’ai envie d’avoir quelqu’un qui me pro­pose des choses, qui m’aide à avan­cer, mais aus­si qui me décharge des res­pon­sa­bi­li­tés tech­niques qui peuvent être assez fati­gantes. Je me sou­viens à un moment don­né, elle bos­sait dans la jour­née, moi je suis plu­tôt noc­turne donc je repre­nais le soir, je modi­fiais des choses. Le matin elle arri­vait avant moi et voyait ce que j’avais fait la nuit, etc. Mais je suis le seul à déci­der, j’ai le der­nier mot sur chaque détail.

Et je crois qu’elle a appré­cié ça. De la même façon que moi si je tra­vaille comme chef-opé­ra­teur je pré­fère net­te­ment qu’un réa­li­sa­teur soit très pré­cis plu­tôt qu’il dise « Je te fais confiance : fais-moi une belle image ». Qu’est-ce que c’est une belle image ? Je ne sais pas trop. Même chose avec le chef-opé­ra­teur, Medhi Jafari, qui est un ancien cama­rade avec lequel j’ai fait mes études : il savait que j’étais chef-op’ et comme on se connaît depuis trente ans, j’étais tran­quille et je pou­vais me per­mettre de sup­pri­mer un pro­jec­teur, en ajou­ter, ou deman­der autre chose sans qu’il se sente agres­sé.

L’équipe de tour­nage est ira­nienne, prin­ci­pa­le­ment ?

Entièrement. Pour obte­nir cette cha­leur humaine que je vou­lais dans le film.

J’avais déve­lop­pé tout le pro­jet en France, je l’avais fait lire, des gens s’étaient pro­po­sés pour m’aider, tra­vailler sur le pro­jet en Iran. Ils auraient été ravis, moi pareil. Mais à un moment je me suis dit que pour obte­nir cet esprit ira­nien, ce fond cultu­rel, il fal­lait que j’évite sur le tour­nage la pré­sence de trop de tra­duc­tion, de langues qui se mélangent – avec les comé­diens qui nous regardent et ne nous com­prennent pas. Ça met une dis­tance. Je me suis dit qu’il fal­lait que je plonge vrai­ment dedans, que je le fasse vrai­ment à l’iranienne. Et même si c’était frus­trant parce que j’avais des gens qui m’accompagnaient déjà au début, qu’il a fal­lu tout recom­men­cer une fois en Iran, je pense que c’était une bonne déci­sion. Cette ambiance s’est vrai­ment trans­mise dans le film, ça se sent. Quand il y a une convi­via­li­té ça se trans­met.

J’avais de la famille par­mi les acteurs et je me sou­viens, on en rigo­lait, parce que ça rame­nait un truc très fami­lial sur le tour­nage. Par exemple j’ai vu au bout d’un moment que quand mon assis­tant-camé­ra vou­lait faire le point7 sur le comé­dien qui était mon oncle, il l’appelait « ton­ton ». Comme moi je l’appelais tou­jours comme ça, du coup toute l’équipe aus­si. Des choses comme ça fai­saient qu’on était vrai­ment dans la famille, quoi. Ça ame­nait quelque chose qui était très sym­pa­thique. Donc tu ima­gines bien que si on avait été un mélange de fran­çais et d’iraniens sur le pla­teau, ça aurait don­né quelque chose d’entièrement dif­fé­rent.

J’avais quelques inter­r­ro­ga­tions concer­nant ta démarche de réa­li­sa­teur indé­pen­dant. En 2007 tu as fon­dé Overlap Films avec Erwann Créac’h.

Oui on s’est asso­ciés pen­dant que j’écrivais le scé­na­rio : pour dépo­ser le dos­sier il fal­lait un pro­duc­teur, et moi j’avais vu aupa­ra­vant que ça me ralen­tis­sait, que c’était trop com­pli­qué. Et puis sur­tout pour aller faire un film en Iran il fal­lait prendre des déci­sions, des fois prendre des risques. Et bon, avec Erwann on a déci­dé de créer une socié­té de pro­duc­tion pour être indé­pen­dants. D ‘ailleurs je ne l’ai pas regret­té parce qu’avec les dif­fi­cul­tés que j’ai ren­con­tré sur place, s’il y avait eu un autre pro­duc­teur, je suis sûr qu’il aurait tout arrê­té, tout cou­pé et il m’aurait deman­dé de reve­nir. Alors que sur place Erwann m’a dit : c’est toi qui vois, qui com­prends ce qui se passe, je te laisse déci­der. Ça c’est le bon­heur, quoi. Et c’est ça être indé­pen­dant.

Et si on te don­nait l’occasion d’être pro­duit autre­ment ?

Je ne sais pas. Déjà trou­ver un pro­duc­teur qui va dans ton sens… C’est dif­fi­cile parce que le pro­duc­teur ne réflé­chit pas comme ça : il veut que tu aille dans le sien. Donc d’emblée ça paraît com­pli­qué. Mais bon, moi je veux bien, ce serait même un rêve : si tu as un pro­duc­teur qui te faci­lite les choses, qui te pré­pare tout, pour­quoi pas. Mais jusqu’à pré­sent je n’ai pas sen­ti ça. Parce qu’en gros Erwann si tu veux c’est comme un frère, ce n’est pas mon pro­duc­teur. Et il faut ce pro­duc­teur-là : qui est pas­sion­né par ce genre de ciné­ma, qui fait confiance, qui croit, qui prends des risques parce qu’il faut en prendre, d’accepter de faire un film qui va cer­tai­ne­ment trou­ver son che­min mais qui n’est pas déjà éta­bli, dont on ne sait pas trop ce que ça va don­ner. Il faut que ça se passe comme avec l’équipe. Pour moi c’est pri­mor­dial d’avoir cette liber­té, quitte à se plan­ter. Pouvoir me dire que j’ai le droit de tout chan­ger, par rap­port à ce que je sens, par rap­port à ce que je veux racon­ter, et ça il le faut jusqu’au der­nier moment de la pro­duc­tion. Même quand je fais le point sur les court-métrages que j’ai fait, j’ai tou­jours eu l’impression que j’étais plus ralen­ti qu’autre chose.

Par exemple : là je fais des dos­siers d’aide à l’écriture, à la pro­duc­tion. Donc je dépose les dos­siers et il faut attendre quatre mois pour avoir les réponses. En gros le pro­duc­teur il te dis : pars en vacance, on ver­ra quand ils répon­dront. Mais il n’est pas sûr qu’ils retiennent le pro­jet, donc on va le retra­vailler et on va le re-dépo­ser dans trois mois dans un autre endroit. En gros je passe deux ans à faire des dos­siers sans être sûr de rien, et je n’ai même pas com­men­cé à écrire puisque je demande une aide à l’écriture. Alors non : moi je le dépose, mais je conti­nue à écrire, j’avance dans mon pro­jet. Ce n’est pas de cela que je veux dépendre. Si on veut être dans les normes de ce qui se fait d’habitude, ça ralen­ti énor­mé­ment. Moi ça me laisse la liber­té de créer. J’écris, ce n’est pas rému­né­ré mais au moins j’avance. Et à un moment ça doit accro­cher quelque part, quoi. C’est comme ça que j’ai fait Noces Éphémères, d’ailleurs, je l’ai écrit sans aucune aide à l’écriture. J’étais allé voir des pro­duc­teurs, et il y a des gens qui m’ont com­plè­te­ment décou­ra­gé, en me disant tex­to : ce n’est même pas la peine. Bon, ça ne les a pas empê­ché deux ans plus tard quand je l’ai pré­sen­té à Cannes de me dire : « Bravo, tu l’as fait ! Enfin ! ». (Rires)

Oui parce qu’il est pas­sé au fes­ti­val de Cannes en avant-pre­mière natio­nale, et puis je suis aus­si allé le pré­sen­ter en avant-pre­mière inter­na­tio­nale en Corée du Sud, au fes­ti­val de Pusan qui est un peu l’équivalent de Cannes en Asie. Et depuis sa sor­tie il a fait un peu le tour de France et je l’ai accom­pa­gné pour des débats. Pour l’instant il n’est pas sor­ti à l’étranger.

Et du coup j’imagine que les acteurs et tech­ni­ciens ira­niens qui ont tra­vaillé sur le film ne l’ont pas vu.

Non mal­heu­reu­se­ment ils ne l’ont pas tous vu, à part quelques amis de l’équipe qui l’ont regar­dé sur mon ordi­na­teur. Mais la majo­ri­té des gens ne l’ont jamais vu. Mais en Iran ça se passe comme ça depuis des années, les gens com­prennent, ils savent. C’est assez frus­trant d’ailleurs parce que tu ima­gine tout le tra­vail très exi­geant qu’on a fait avec le chef-opé­ra­teur, avec l’équipe ! Tout le monde quelque part est frus­tré, sur­tout de voir sur inter­net qu’il est sor­ti, qu’il cir­cule, qu’il se passe des choses tout le temps. Mais bon…

Parce que tu en as pré­sen­té en Iran une ver­sion abré­gée, cen­su­rée, mais pas en public : durant le tour­nage.

Oui, ça c’était pour des com­mis­sions8. A chaque fois je met­tais des logos sur l’image, pour qu’ils ne puissent pas les exploi­ter, parce que ce n’étaient pas des ver­sions que je vali­dais. C’était juste pour l’administration. Et à chaque fois je m’amusais à mettre vrai­ment en gros « copie de tra­vail » par­tout. C’était juste pour pou­voir conti­nuer à faire le film, donc il n’y a aucune ver­sion exis­tante en dehors de cette ver­sion-là et ça c’était un tra­vail très très com­pli­qué à faire tout le long de la pro­duc­tion du film.

On pré­sente Noces Éphémères comme un film ira­nien. Alors, ques­tion stu­pide : c’est un film ira­nien ?

Oui alors, fran­che­ment, si la situa­tion est un peu ambi­guë, c’est parce que moi je ne consi­dère pas vrai­ment qu’il y ait une natio­na­li­té pour les films. Après c’est une évi­dence, le film se passe en Iran, ça parle de l’Iran, mais moi je n’ai aucune rai­son de le réduire à ça. Tu sais, quand j’ai fait mon docu­men­taire au Gabon, je me suis retrou­vé dans un réseau de fes­ti­vals, de cinéastes afri­cains. C’était super inté­res­sant parce que je ne connais­sais pas, je décou­vrais, et j’étais tout le temps dans les sujets qui tournent autour de l’Afrique, com­plè­te­ment un autre monde. Tout ce temps-là je suis tou­jours res­té autant fran­çais qu’iranien, mais ça n’empêche qu’à aucun moment on n’a par­lé d’Iran, parce que le film se pas­sait ailleurs. J’ai l’impression que chaque fois, avec chaque film – peut être parce que dans mon esprit je ne me limite pas à une natio­na­li­té, que je m’intéresse au monde dans lequel on vit – tout de suite il y a une éti­quette qui sort : bon ben main­te­nant il est ira­nien, main­te­nant il est machin… Avec ce film-là, alors que ça fai­sait dix ans que j’étais par­ti d’Iran, que j’étais un peu éloi­gné de tout ça, avec le désir de connaître un peu autre chose, juste parce que c’est un film ira­nien, quand je le pré­sente les gens ont l’impression que je viens d’arriver d’Iran, que j’arrive juste de l’aéroport. Alors que moi demain quand je ferais un film sur l’agriculture en France, je ne devien­drai pas pour autant un spé­cia­liste de l’élevage, des éco­lo­gistes… Encore une fois il ne faut pas que ça devienne réduc­teur.

Parce que ce qui moi m’intéresse c’est vrai­ment l’universalité des sujets que j’aborde. Que ça aide en par­lant de l’Iran, à com­prendre un peu ce qui se passe dans notre monde aujourd’hui, dans ce coin ou dans un autre. C’est une manière d’élargir un peu le monde, de connaître un peu notre époque. Je pense que même en Europe on a besoin – et je l’ai sen­ti d’ailleurs avec ce film – de com­prendre ce qui se passe en Iran, ce qu’est vrai­ment l’Islam, com­ment les indi­vi­dus le vivent. Ce n’est pas que l’aspect poli­tique. C’est une ques­tion com­plè­te­ment uni­ver­selle.

MacDuff /​image : MacDuff